« Nous fûmes les gilets jaunes ». Je me répète ces mots et ils sonnent tout d’abord comme un aveu de défaite : c’est passé, ça y est, alors que ça ne serait jamais plus essentiel que maintenant d’être dehors à tous ensemble à faire face.
Tout d’abord face à la dureté du gouvernement qui tue et mutile, dans le silence feutré des cabinets ministériels. Puis faire face à l’avenir radieux qu’on nous prépare, nous et nos descendants.
Je me suis décidée à aller sur les ronds-points à l’acte 4.
Pourquoi l’acte 4 ? Parce qu’après l’acte 3 je me suis dit : « il faut aller les soutenir, trois fois qu’ils manifestent, il va y avoir un essoufflement, j’y vais ! » Je m’étais contentée jusque-là de regarder, hébétée et un peu joyeuse d’un espoir qui renaissait. Les vidéos circulaient, ça bouillonnait. Là j’ai pris les réserves de courage qui me restaient et j’ai foncé sur le bord de la route en tenant à bout de bras des petites pancartes marquées : « Macron démission ! » C’est là que je suis entrée en contact avec le peuple jaune !
Des gens, en famille, un père et ses deux filles en fin de mois difficiles, une femme en expulsion de logement, des révoltés et des rejetés de la société de façon brutale, des syndicalistes mis au chômage, des gens qui n’ont jamais eu de travail et qui vivotent, une infirmière, des petits patrons auto-entrepreneurs, des employés modestes, des secrétaires, des peintres en bâtiment, des ouvrières ou ex ouvrières, des mamies, des papis, des familles monoparentales – la famille jaune.
Des gens qui avaient une méfiance naturelle à mon égard, la méfiance naturelle des gens d’“en bas” : qui j’étais ? Quel était mon but ? Serais-je une infiltrée ? Tout de suite la peur de la trahison, venue de tant de trahisons anciennes, venue du fond de leurs âges. On se méfie des autres, de ces riches, de ceux qui ne sont pas stigmatisés comme nous.
Or, de fait je suis stigmatisée comme eux, mais j’ai appris à le cacher, descendante d’une toute petite classe moyenne de paysans, enseignante, et un peu éduquée. J’ai traversé dans la vie ce qu’ils ont traversé eux aussi, déclassée, et je me sentais des leurs, face à ce monstre protéiforme que représente pour moi le président Macron.
Macron a eu tous les pouvoirs par un tour de passe-passe médiatique, et j’entendais bien protester contre ça, le faire tomber avec ma petite voix ajoutée aux millions d’autres.
Et les gens criaient, bougeaient sur le bord de la route, montraient leur détresse aux automobilistes qui passaient. Ceux-ci avaient différentes réactions : une prudente indifférence, de la colère impatiente, de la sympathie, du mépris, de l’acceptation, … j’ai appris à rentrer avec mes frères gilets jaunes au contact de cette France qui, en bagnole, s’en foutait complètement, ou non, était concernée, ou pas, ressortait ou voulait aller aux courses, était pressée dans ce système de misère de riches.
L’essentiel pour moi, ça a été d’y aller, d’être présente et d’ouvrir la brèche de l’indifférence et de la sécurité. De ma propre indifférence, et de ma propre sécurité aussi.
Il y eut la boue, la fumée du feu, devant et dans lequel se tenaient ces héros si quotidiens, si anonymes, si soudés et si différents.
Et oui, crier dans la rue fut un moyen de sortir de la gangue du silence, de créer un déchirement dans le ciel obscurci et bas imposé par le pouvoir. Un moyen de faire savoir aux autres qu’on est là. Et c’est devenu une chanson, une complainte, une ritournelle familière et joyeuse au fil des manifs. Et aussi un défi, un geste d’insoumission, une force.
Depuis les premières fois jusqu’aux dernières, nous avons scandé des chansons simples et provocatrices, libératrices et frondeuses.
Nous avons fait peuple autour de feux, toujours entretenus par les plus fidèles d’entre nous. Là, c’est Roger et ses longs silences plongés dans les flammes. Ici c’est Mathilde dite « Mamie Porto », sa gentillesse discrète et ses mille gestes pour la propreté du campement. Plus loin on croise « mamie Rambo » et sa gouaille. Et tous les autres qui sont passés et revenus, ont fait des tours et des tours avec nous, et nous ont quitté.
Je peux dire « nous », comme les autres peuvent le dire, car, dès le début, ce truc est ouvert, libre et arrogant face aux pouvoirs. Lui aussi protéiforme, insaisissable et fort de son impossible puissance tribale. Il y a eu du primitif dans ce mouvement, de la violence, de l’amour et de la colère ; ce qui nous lie encore aujourd’hui, nous nous connaissons et nous reconnaissons par cela. Ce cri qui déchire l’univers des puissants, ce pas de coté par rapport au courant de la vie, nous avons tous sacrifié, tous mis nos vies de coté et y sommes revenus depuis.
Mais il reste quelque chose de nous, tous ensemble.
Il reste le souvenir de ce feu allumé tous ensemble, l’odeur des chants et le cocon de notre cabane, la joie d’avoir bâti symboliquement une maison du peuple rejeté sur les ronds-points loin du centre-ville des touristes. Aussi le déchirement que ça a été de la voir brûler, la rage de recommencer un jour, contre les mains invisibles de ce pouvoir qui nous a atteint en l’incendiant, mais qui ne nous a pas fait taire ni battre nos cœurs.
Ça n’avait pas été sans difficulté, tout d’abord, de construire puis d’assembler ce groupe de gens qui venaient de tous les coins, de leur faire un toit, de les faire vivre, se parler, travailler ensemble, et de les faire se mettre d’accord, pour un objectif commun. Il y avait les déterminés et les bordéliques, ceux qui étaient stables et effacés, les starlettes et les mémés, les ventriloques qui ressassaient un même discours appris et ceux qui regardaient faire. Les autres qui faisaient sans espoir que ça serve un jour et ceux qui ne savaient rien faire mais qui s’y mettaient un petit peu chaque jour avec espoir désintéressé.
Du désintéressement et de la générosité il y en a eu, un grand, grand nombre !
De la soupe populaire, donnée au gobelet plastique autour du feu par un paysan, aux jours et nuits entières passés à garder le rond-point quand il gelait dehors. La construction en bois de palettes, le toit en bâche, la paille au sol, le chauffage et l’eau apportés tous les jours… Les billets donnés à la hâte d’une voiture qui passe, les petits pains, les boissons chaudes : tout était le bienvenu, tout servait la cause.
Passé les premières semaines, les plus dures où il faisait froid et boueux dans la cabane, s’est dessiné la structure coordination régionale qui aurait dû aboutir a des actions communes sur le terrain. Pourquoi n’a-t-elle pas tenu ? Que s’est-il passé contre cet élan de bonne volonté ? A côté de la répression féroce, systématique, injuste, s’est vite glissé le doute, le désespoir, la monotonie, le manque de ligne directrice et le manque de discipline et de moyens.
Le groupe a sombré dans des conflits, des querelles vaines, des manques de reconnaissance, la lassitude de l’effort soutenu ; le point d’orgue a été l’organisation systématique, par des agents nocturnes du sombre pouvoir, de l’incendie de tous les ronds-points de la région, les uns après les autres. Nous n’avions plus de chez nous ; ils ont frappé juste là où il fallait, sur notre identité de groupe, la maison du peuple.
Mais le combat continue. Covid 19 ou pas. Confinement ou pas. Il va se continuer, sous une forme encore plus acharnée, encore plus libératrice et certainement plus violente. Car la répression de Macron contre son propre peuple et la négligence du bien commun, conduiront vite, ou lentement c’est selon, à la dégradation de toutes les libertés et à un esclavage de plus en plus organisé. Quand il faudra y aller, souvenons-nous que « nous fûmes les gilets jaunes ». Mais le feu n’est pas éteint, nous fumons encore et nous serons toujours les gilets jaunes demain.
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